L'innovation sauvera-t-elle l'Europe ?

OU: ON PEUT TOUJOURS REVER !



De notre destin déclaré de condamnés à l'innovation perpétuelle, condition de survie.
C'est ainsi qu'on nous le présente souvent.




LA NOUVELLE LIGNE DE CONDUITE QUI NOUS MENERAIT AU SUCCES


Promis ! Après ce premier titre je quitte le sujet du libre échange ! Mais pour cette introduction il m'a été impossible de faire l'impasse ! En effet, l'innovation comme remède à la compétition faussée, ça fait partie des nouvelles idées à la mode qu'il faut absoluement avoir si on ne veut pas être regardé de travers: L'innovation sera notre chance de réussir brillamment dans le contexte de mondialisation économique. Je dirai même que ça va plus loin qu'une simple idée à la mode: C'est une ligne de conduite, un dogme indiscutable (un peu comme l'adhésion au Traité de Lisbonne) qui instaure la bonne façon de penser: Plutôt que de laisser remonter en soi les instincts jugés pervers du protectionnisme, mieux vaut considérer que notre prétendue supériorité intellectuelle nous permettra de rester éternellement compétitifs envers nos concurrents payés à bas prix. Et ça ne choque personne d'entendre par là que considérer par exemple les Chinois comme intellectuellement inférieurs puisse être reconnu comme un noble principe. Tout le monde sait qu'actuellement ils sont plus compétitifs que nous parce-que sous-payés, ce que nos détenteurs de la bonne pensée savent aussi. Mais à la différence de gens comme moi, eux croient en plus que les populations exploitées sont intellectuellement inférieures et donc incapables de quelque innovation que ce soit. Ne cherchons plus à comprendre pourquoi ce sont eux qui nous traitent de dangereux fascistes !

Mais peu importe ! Ayant prétexté que les occidentaux ont toujours été des meneurs en matière d'innovation, nos maitres politiques ont établi le principe qu'il en serait toujours ainsi. Présenté ainsi, ça semble plus "mimi" et moins "facho": Innovons et ensuite faisons fabriquer les autres. Car il s'agit bien d'innovation rentable à court terme, donc basée sur la consommation de produits. Reste à savoir comment faire innover un européen sur trois (le secteur industriel, en gros) afin de faire travailler 100 fois plus de Chinois, car comme le savent ceux qui travaillent dans l'industrie, la fabrication d'un produit de grande série requiert bien plus de personnel que son développement. Deuxième mystère: Comment faire donc consommer 100 fois plus qu'avant cet européen sur trois. C'est peut-être ça qu'on appelle le développement durable... Je suis réducteur car je n'imagine pas les nouveaux emplois du futur qui se développeront dans le domaine de l'écologie, par exemple ? Mais qui les financera, ces emplois ? L'Etat chinois ? Quel consommateur "achètera" de l'écologie ?

Mais soyons rêveurs ! Imaginons que toutes ces considérations sont secondaires et que, conformément à notre nouvelle ligne de conduite, nous soyons prêts à nous lancer plus que jamais sur le chemin de l'innovation, quelle qu'elle soit.




UN PEU DE CONCRET



Les gens non familiarisés avec le domaine de l'industrie et du "développement"(1) imaginent souvent que les "inventions" se font encore à la façon du début du siècle dernier où un cercle de savants passionnés découvraient des phénomènes et des procédés jusqu'alors inconnus, puis révolutionnaient le monde. La créativité, le sens de l'autonomie et de l'analyse, et la passion pour la découverte restent donc encore à l'esprit aujourd'hui quand on parle "d'innovation", mot plus courant. Dans le domaine professionnel, en dehors du jargon réservé à la propriété industrielle (dépôt de brevets) on n'utilise d'ailleurs plus le mot "invention", et c'est à juste titre. En effet depuis quelques temps tous les phénomènes physiques qui nous touchent de près ont été découverts, ce qui reste à découvrir dans ce domaine relevant plus de la recherche fondamentale. Ainsi, si on se restreint au domaine du directement palpable et rentable, à présent dans le domaine de l'industrie on perfectionne des procédés, on améliore la façon d'exploiter tel ou tel phénomène physique pour perfectionner à leur tour des technologies existantes. On apporte des idées nouvelles sur la façon dont un produit pourra être utilisé. Mais on n'invente pas au véritable sens du terme. Ce n'est pas un regret ni une contestation, ni du mépris, c'est un fait. C'est du naturellement à la force des choses (et pas au libre échange, pour une fois !). Mais ceci nous amène à considérer plusieurs conséquences...

Les innovations individuelles seront en conséquence de moins en moins révolutionnaires, même si le progrès global de la technologie se fait à vitesse exponentielle. Cela peut sembler paradoxal et pourtant il est parfaitement possible de l'expliquer: c'est l'évolution des outils de conception de de fabrication qui permet la réalisation de produits plus performants et construits d'après des procédés jusqu'alors impensables. Ainsi chaque génération suivante d'outils sera elle aussi plus performante que la précédente, et le cycle sera bouclé. Par la même occasion ce qui coûtait cher à fabriquer auparavant devient beaucoup plus bon marché, ce qui fait que des technologies auparavant réservées à des applications haut de gamme se répandent en grande série. On peut donc comprendre parfaitement pourquoi le progrès est exponentiel et pourquoi l'esprit inventif de l'homme, surtout au niveau individuel, intervient de moins en moins. Un homme de l'art venu brutalement des années 60 serait très capable, en 2009, après quelques mois de formation à l'utilisation des outils de développement(1), de participer à la conception d'un produit moderne utilisant ce qu'on appelle des "technologies de pointe". Je pense même qu'il trouverait que sa tâche est techniquement aisée. Cependant je serais prêt à parier qu'il finirait par regretter son époque, pour d'autres raisons que je détaillerai plus tard.

Autre point important découlant du premier, la réalisation de telles avances technologiques se fait avec des moyens colossaux, autant en ressources humaines qu'en équipement. Il ne saurait être question d'imaginer qu'un petit groupe de passionnés à leur compte puisse se faire remarquer dans le monde entier suite à des travaux réalisés dans un garage. (Je ne dénigre pas les amateurs, j'en fais partie). Ca n'existe que dans les films. Les institutions privées et de petite taille qui parviennent à survivre sont d'abord celles qui fournissent des prestations de sous-traitance aux grands groupes, là où il est possible de réaliser une partie du travail uniquement: tout ce qui peut être fait dans un bureau, si ce n'est pas trop cher. Quant à celles d'un autre type, même si elles prétendent toutes être "innovantes" elles sont pour la plupart de simples revendeurs, donneurs d'ordres ou installateurs plus débrouillards que la moyenne et utilisant des éléments déjà existants qu'il suffit d'assembler intelligemment. Pourquoi pas ? C'est bien pour gagner sa vie mais ce n'est pas de l'innovation. Dans certains cas il se peut toutefois qu'on en arrive à se moquer du monde. A titre d'exemple on peut se souvenir de cet "inventeur" qu'on nous avait présenté sur toutes les chaînes de télévision et qui vendait fièrement des oreillettes sonnant quand on baisse la tête, en guise de sécurité contre la somnolence au volant. Quand on réfléchit un peu il est facile de deviner que quand la tête est baissée à ce point, les yeux sont déjà fermés depuis longtemps... Dans un cas plus général nombreux sont ceux qui "créent le besoin" durant quelques mois pour vendre des gadgets jetables (qu'ils ne fabriquent même pas ici) au nom de l'innovation, mais j'espère que personne n'est assez sérieux pour imaginer que c'est là que se trouve le succès de notre réussite internationale et de notre "relance"!

Enfin, comme conséquence de ces deux points précédents, les rôles des individus qui sont sensés intervenir en matière "d'innovation" et plus simplement de développement(1) sont devenus très segmentés. Ceux qui connaissent le milieu savent qu'il serait hors de question, à l'heure d'aujourd'hui dans une grande compagnie, de confier des interventions de disciplines différentes à une même personne. Dans le cas contraire il s'agit d'un simple responsable qui coordonne l'action de ceux qui pratiquent, quoiqu'il prétende. Ne parlons pas de la segmentation des secteurs d'activités qui est encore plus ridicule mais qui règne sur le marché de l'emploi: Tous les concepteurs expérimentés ayant exercés plusieurs années dans un même secteur ne parviendront que rarement à changer. J'ai plusieurs fois eu l'occasion de le constater alors qu'il était toujours facile de revenir dans le même secteur, chez un concurrent. C'est la seule chose possible mais qu'on interdit officiellement dans les contrats de travail. J'insiste bien sur le caractère ridicule de cette ségrégation car deux semaines suffiraient à un nouvel arrivant pour s'adapter aux nouvelles normes et procédures en vigueur. (Car c'est uniquement de ça dont il est question). Ainsi, aujourd'hui l'homme de l'art travaillant dans l'industrie n'est pas du tout amené à se comporter en "chercheur" mais plutôt en débrouillard unidisciplinaire, capable de mettre rapidement en application les méthodes qu'on a mis à sa disposition et de respecter un planning d'un an à quelques jours près. Tout ceci pose donc le décor dans lequel nous allons faire le bilan de la situation actuelle en Europe, là où on prétend innover.

(1) Développement: Ensemble des travaux en bureau d'études permettant la mise au point d'un produit prêt à fabriquer. On l'assimile souvent avec "recherche" pour former l'abbréviation "R et D", bien qu'un développement soit essentiellement constitué d'une succession de tâches planifiés au jour près, essentiellement basé sur la reprise de travaux précédents, et ne laissant aucun temps libre pour la "recherche". Les activités s'approchant de la recherche appliquée dans le domaine de l'industrie seront appelées: "avance de phase" ou "recherche avancée". Ces activités de luxe sont réservées uniquement aux périodes fastes. Inutile de dire qu'aujourd'hui elles ne sont plus d'actualité.






LA TRISTE REALITE VERSION 1


Il a souvent été question de débats à propos de la place des français dans le domaine de la recherche et de l'innovation. Les uns prétendent que nous somme mauvais, les autres que nous sommes les meilleurs. Mais peu importe le camp qui viendrait à être dans le vrai. Le problème n'est pas là, aujourd'hui. Le problème actuel est: quel est le quotidien d'un "monsieur-tout-le-monde" travaillant dans l'industrie en tant que "développeur". Que peut-on attendre de lui ? A-t-il vraiment un avenir et a-t-il la possibilité d'assurer un avenir au pays, dans les circonstances actuelles ?

Comme vous l'avez peut-être remarqué, j'aime les exemples vécus pour illustrer ce genre de choses, car ici encore plus que sur mes autres pages, les exemples que je vais donner s'appliquent pratiquement partout. Ce ne sont pas des cas particuliers, même si leur narration me fait penser à des évènements vécus bien précis. Il ne s'agit pas ici d'attirer une quelconque compassion ni de me plaindre. Je suis pour l'instant encore à l'abri des problèmes et je pourrais garder mes oeillères comme nombre de mes collègues. Mais il s'agit d'expliquer pourquoi de plus en plus on prétendra que les français méritent leur triste et désespérant destin lié à leur prétendue non rentabilité.

Histoire d'un développement dans l'industrie des années 2000

Le cadre utilisé pour notre petite histoire de la vie d'un ingénieur est une grande compagnie développant et fabriquant des produits électroniques. Je ne préciserai pas dans quel domaine, pour des raisons de confidentialité. C'est le cas typique du secteur d'activité où on se considère comme innovant. Pour que les profanes ne soient pas perdus il sera bon de décrire sommairement comment sont organisés habituellement les développements de produits. Première chose: Le mot "projet" est ici prédominant et ne désigne pas uniquement une réflexion sur la possibilité ou non de sortir un produit. Il désigne tout l'ensemble du processus planifié de conception et de tests qui donneront naissance, à la date prévue, au produit tel qu'il l'a été promis au client lors d'un appel d'offre. ("Appel d'offre" a le sens usuel qu'on lui prête même dans le public). Après le dit appel d'offre fructueux on dit donc que le projet démarre. Il est supervisé par un responsable qu'on appelle en toute logique "chef de projet" (cette fois c'est simple) qui établit les plannings, répartit les tâches des différents ingénieurs constituant "l'équipe projet", bien que cette responsabilité puisse être accordée à un intermédiaire chargé de la coordination. Enfin, deuxième chose: Le projet comporte des "phases" de développement bien définies. Le plus surprenant est que la précision exigée pour la planification de ces phases tient souvent de l'illusion totale. En effet on comprend bien que la date de fin de projet soit à respecter. C'est la moindre des choses. Ce qui est beaucoup plus surprenant, ce sont les engagements immédiatement pris quant aux différentes phases du projet. Tout comme la date de fin de projet, les dates de débuts et de fins de phases sont définies avec une précision telle qu'on ne peut imaginer comment on pourrait les respecter si le projet consistait réellement en quelquechose de nouveau par rapport à ce qu'on fait d'habitude. Hors de question d'imaginer qu'on puisse décaler un jalon, même sans retarder les suivants, sous prétexte d'un imprévu (qui est souvent de nature toute autre que technique). Par exemple, si il a été promis de livrer des prototypes lors d'une phase encore très proche du démarrage du projet, il faudra les livrer à tout prix, même si ils ne fonctionnent pas encore ou très mal. Cela sera d'autant plus contradictoire avec la façon de concevoir les procédures de développement actuelles. Nous allons voir pourquoi.

Comment démarre un projet ?

Plus que jamais, aujourd'hui la réponse à un appel d'offre d'un client potentiel nécessite la délivrance d'un nombre incalculable de documents officiels qui ne seront jamais lus. Et pour cause, ils sont souvent incomplets à plus de 50 pour cent, car ils sont sensés définir le produit comme si il était complètement terminé. Quelques "volontaires désignés d'office" ont été choisis pour les rédiger nuits et jours de sorte à ce qu'ils soient délivrables dans la semaine. Ce qui est cependant plus drôle (si on le voit comme çà), c'est de constater que les documents fournis par le client pour l'appel d'offre sont encore plus incomplets (c'est donc de bonne guerre). Il a bien fallu cependant s'engager sur un prix, et là c'est vraiment drôle ! Souvent le prix est largement sous estimé, faute d'avoir eu toutes les informations et, cause encore plus probable et plus ridicule, faute d'avoir réussi à faire travailler les acheteurs pour évaluer le prix des composants qui constitueront le produit fini (avant d'avoir été commencé). Quelques responsables de haut rang (au dessus du chef de projet) se sont réunis pour décider du prix d'après le degré d'incertitude qui leur a été déclaré, et par peur de manquer l'affaire ils ont annoncé le prix le plus bas possible. A toute question sur les risques encourus, ils répondront que le temps alloué au projet permettra l'optimisation du produit afin d'en baisser le prix. Dommage, les plannings sont déjà faits, sans aucune marge de sécurité ! Toutefois actuellement on assiste de plus en plus à une nouvelle manière de répondre aux appels d'offres: la surévaluation volontaire pour manquer l'affaire et fermer un site local dont on veut se débarasser. Mais ce n'est pas le sujet ici...

La première ou les premières phases

Selon les entreprises l'étape que je vais décrire peut consister en une ou plusieurs phases ayant des dénominations propres aux procédures internes. On peut résumer cette première partie par le terme générique de "conception pure", bien que je sois très flatteur ici. Auparavant, il y a seulement quelques années encore, cette phase était une des plus intéressantes du projet, car théoriquement c'est à ce moment que les concepteurs font appel à leur imagination pour parvenir à la meilleure solution possible. C'était la phase qui laissait le plus de place à la créativité, si on peut dire, sans pour autant consister en des vagabondages insouciants de l'esprit. Aujourd'hui la pratique a relativement changé et il faut prendre en considération que d'une part le produit a déjà été défini en l'espace de trois jours lors de l'appel d'offre, et que plus de la moitié des spécifications du client manquent encore. Aujourd'hui l'essentiel de cette phase de "conception pure" consiste donc à harceler le client dans l'attente des renseignements alors que le compteur tourne déjà, jour après jour. En fait c'est pratiquement devenu la phase la plus désespérante car c'est celle où il faut faire semblant de travailler alors qu'on n'avance pas, avec pour conséquence le retard qui sera pris et justifiera le travail dans l'urgence durant toutes les étapes qui suivront. Inutile de préciser que dans ce contexte toute tentative d'anticipation sera découragée par une remise en question radicale des exigences lorsque les informations arriveront. Aussi, quand enfin il sera possible de travailler, il ne restera que quelques jours pour le travail réellement technique car le reste sera essentiellement constitué de tâches administratives. Il y a une chose qu'on oublie de nos jours: le privé a dorénavant largement surpassé le public... en matière de bureaucratie: au moins un signataire pour un actif, et la perpétuelle impression que travailler pour faire avancer les choses est un acte répréhensible. Inutile de dire que s'il n'est pas fou, l'ingénieur chargé de la conception ne se risquera pas à quelque tentative d'optimisation innovante que ce soit et reprendra un maximum de solutions peut-être imparfaites mais déjà éprouvées (quoique...).

La phase de validation de "design"

Ici le mot "design" n'a rien à voir avec l'esthétique. C'est simplement une façon plus élégante de dire "conception". C'est le vrai sens anglais de ce mot. Comme son nom l'indique, cette phase consiste en une série d'essais et de mises au point des premiers prototypes. Souvent, c'est au début de cette phase, là où la charge de travail sera la plus grande, qu'il est planifié de livrer des échantillons au client alors que non seulement aucun test n'a encore eu lieu, mais qu'en plus les dits échantillons ne fonctionnent pas encore. Ici ce sera l'occasion de décrire comment se déroule un développement "à dimension internationale", après avoir expliqué la répartition des tâches techniques dans le développement électronique.

Dans la plupart des cas, un produit électronique comprend non seulement la construction physique (carte électronique, quelques éléments mécaniques, etc...) mais aussi un logiciel dit "embarqué". C'est à dire qu'au moins un composant du produit (microprocesseur, pour résumer simplement) devra héberger un programme dont l'écriture constitue elle aussi une bonne partie de la conception. Années après années, il a été jugé bon de séparer de plus en plus ces deux activités et de réduire les échanges techniques entre équipes à la délivrance de documents officiels. Ceux-ci ne sont jamais à jour car ils sont rédigés lors de la première phase. Cette tendance s'est encore plus accentuée avec la sous traitance généralisée, paradoxe dans la pratique des entreprises qui se présentent comme leaders dans leur domaine mais s'amputent petit à petit d'une partie de leurs connaissances, au point que souvent il n'est plus possible de trouver un membre de l'équipe en interne qui maitrise le fonctionnement du produit. Mais qu'à cela ne tienne ! Les procédures sont là pour cadrer le travail et assurer que tout sera fait selon les règles !

Ainsi se dérouleront donc les choses, dans cet exemple "à dimension internationale" plus particulier. Le produit comporte trois composants programmables. Le premier est livré déjà programmé par son fabricant, avec une petite adaptation en fonction des besoins du produit. Jusqu'ici, rien de choquant. Le second est programmé par une équipe projet "logiciel" de la compagnie, mais déportée en Bulgarie. Le troisième est fourni par un autre fabricant qui développe sur mesure le programme qui y sera "incorporé", mais en réalité il ne le développe pas lui-même non plus: il le fait sous-traiter en Inde. Enfin, quant à la partie non logicielle appelée "hardware", la conception initiale est faite en France, en permanence en liaison avec un correspondant en Bulgarie qui réalise les schémas d'après les informations qu'on lui communique chaque jour. Il en est de même pour le dessin des pistes sur la carte électronique (qu'on appelle "routage"). Il est fait "à distance" par échanges successifs d'e-mails, de coups de téléphone, de messages instantannés. On peut supposer que tous ces intervenants sont compétents. Ce n'est pas le problème. Là où le rêve devient délire, c'est lorsqu'on imagine qu'à la date de disponibilité des cartes électroniques montées encore chaudes, l'ensemble fonctionnera du premier coup alors que naturellement il était complètement impossible pour chacun de réaliser des tests dignes de ce nom, sans la présence physique du produit... Ici on remet en cause plus généralement le rêve universel de la méthode de développement parfaite, où l'application de la procédure mène obligatoirement au succès et où les compétences individuelles et la compréhension n'ont aucun impact. Dans cette structure idéalisée chaque membre de l'équipe est par conséquent immédiatement interchangeable, déplaçable, selon les besoins. Il n'a pratiquement pas besoin de comprendre ce qu'il fait. C'est la procédure qui fait le travail. Mais bien entendu, quand on revient à la réalité et qu'il faut livrer des prototypes plus ou moins en état de marche au client, c'est la panique. Deux jours sont disponibles pour arriver à débugger la "chose" qui souvent ne fonctionne même pas du tout à ce moment là. Des intervenants locaux (des équipes en France) sont détachés spécialement pour cette mission en urgence et passent leurs nuits à essayer de comprendre comment fonctionnent les différents programmes pour les bricoler ensuite. Parfois ça réussit et c'est l'euphorie générale, parfois ça ne réussit pas et on commence à sentir la "pression" venue d'en haut, dans l'intention de faire bien sentir à tous qu'ils ne sont pas là pour s'amuser !

On pourrait être amené à croire que c'est le prix à payer pour maintenir notre compétitivité, et pourtant c'est complètement faux: les procédures et les délocalisations partielles ont allongé les délais de développement au point que les coûts globaux ont été augmentés. Les produits ne sont pas plus fiables pour autant, quoiqu'on en dise, et je supposerais même que dans la moyenne on peut même s'attendre à ce qu'ils le soient moins. Mais actuellement il n'est plus possible d'imaginer travailler autrement. Quant au règne de la bureaucratie impitoyable, ne croyez surtout pas qu'elle soit propre à l'état d'esprit français ! Notre exemple est une société américaine qui fait appliquer les mêmes procédures dans ses sites du monde entier ! (Enfin, pas chez ses sous-traitants lointains...)

La validation de "process"

Normalement cette phase a pour but de vérifier que des produits fabriqués sur la véritable chaîne de production répondent toujours aux exigences initiales, alors que le design a déjà été parfaitement corrigé et validé. Dans la pratique ça ne se passe jamais ainsi, pour les raisons suivantes:

Lors de la phase de validation de "design", les modifications nécessaires n'ont été définies que tardivement car l'essentiel des ressources a été mobilisé par le bricolage des prototypes pseudo-fonctionnels et l'attente du matériel de test jugé trop cher et dont la commande a été différée. C'est d'ailleurs une pratique de plus en plus courante depuis un an ou deux: différer au maximum les achats du matériel ou des prestations indispensables, dans l'espoir qu'en mettant quelques baffes plus tard aux membres de l'équipe projet, ceux-ci rattrapperont sans frais le retard occasionné.

En conséquence, la validation de process fait office de deuxième validation de design, car le simple décalage de deux semaines de la fabrication de la deuxième série de prototypes serait un aveu officiel de prise de retard. En conséquence il faut commencer la validation de process avec des produits dont on sait qu'ils devront être modifiés.

Ainsi, le travail à fournir par les équipes en fabrication sera inutilement doublé, ainsi que certains frais de réalisation d'outillage. Souvent les membres de l'équipe projet seront invités à passer sous silence les défauts connus identifiés lors des tests pour faire croire au client, rapports à l'appui, que le produit est définitivement figé et parfait. Selon les responsables et selon les compagnies, cette pratique peut parfois prendre une tournure vraiment douteuse et dangereuse, mais dans un cas plus général il est courant qu'on choisisse d'embellir la situation dans l'espoir qu'une dernière correction résoudra tous les problèmes... après tout le cycle officiel de validation ! On assiste ici à une situation pardoxale totale où la rigidité de la procédure implique qu'on renie son fondement même: la garantie d'une conception et d'un processus de fabrication vérifiés et testés en tous points. N'oublions pas que le but des procédures est uniquement de donner une impression de leurs bons effets et non de rechercher ceux-ci. C'est pourquoi il est jugé plus grave de décaler un jalon officiel que de truander sur les résultats de tests, alors que la même quantité de travail pourrait être fournie avec respect du délai final, en s'affranchissant de risques inconsidérés. Remarquons en passant qu'avec l'externalisation des tests qui commence à devenir une pratique courante, la falsification volontaire ou non de ceux-ci devient monnaie courante, même dans les entreprises fournissant la défense nationale.

Le "SOP" (Start Of Production)

On l'appelait autrefois "démarrage de production", mais peut-être que "DDP" aurait sonné moins bien. Cette phase est la plus tendue. Car comme il l'a été vu, des modifications de dernière minute ont été pratiquées dans la conception du produit avant cette dernière phase, mais après toutes les autres... Personne n'a donc pu vérifier que ces modifications, aussi minimes soient-elles, n'ont pas d'effets secondaires constatables sur une série représentative d'échantillons. De plus, aussi incroyable que cela puisse paraitre, il peut même arriver que certains composants prévus pour le SOP n'aient jamais pu être essayés avant et aient été remplacés par des équivalents approximatifs durant tous les cycles de validation. C'est bien entendu souvent lié à un problème d'émission de commande, de décision d'acheteur, ou autre problème métaphysique issu du monde de la bureaucratie. Bien que ceci constitue une violation grave de toutes les procédures industrielles appliquées officiellement par les grands groupes, le SOP n'aura pas été décalé pour autant et l'analyse fébrile des premières pièces issues de la chaîne (pour être expédiées au client) tiendra lieu officieusement de validations de design et de processs réunies. Dans une telle situation, si un problème est détecté, on peut s'estimer heureux si un changement de la valeur d'un petit composant suffit, bien que ce soit là aussi une violation caractérisée des procédures en vigueur. Certains ont probablement connus de pires cas où le rattrappage est impossible sans modification des cartes électroniques. De telles histoires se terminent généralement assez mal (perte du client pour les projets suivants, remontages de bretelles, voire purges et remaniements internes, avec indirectement punition indirecte à terme encore plus de délocalisations, etc...)

Mais pourquoi s'en faire, après tout ?

En effet j'ai déjà été moi même amené à me poser cette question. Pourquoi s'en faire, si en connaissance de cause je parviens à éviter ma compromission dans tout engagement à risque grâce à mon expérience du métier ? Quel intérêt dans la recherche d'innovations dignes de ce nom ? Pourquoi s'insurger contre un système qui me permet de gagner ma vie sans être pour autant condamné à la précarité d'un employé de "start-up" ? Tout simplement parce-que le dit système est en train de s'auto-détruire, tel une étoile qui a trop grossi. Le cercle vicieux est déjà irrémédiablement amorcé: Plus on met de batons dans les roues des productifs, plus on se sent obligé de les délocaliser suite à la perte de rentabilité engendrée. Ceci est d'autant plus facilité que les sites délocalisés, surtout si ce sont des sous traitants, peuvent plus facilement contourner les procédures en feignant de les appliquer. Cette autodestruction ne peut s'interpréter que par l'obsession d'élites (peu inquiétées personnellement) à construire un système qui prétend améliorer la compétitivité par une rigueur illusoire, dans ce contexte de concurrence soi-disant équilibrée et de prétendue supériorité. La moitié du temps de travail est utilisée pour planifier le dit travail, et dans ce qu'il reste une bonne partie est consacrée au "lancer de patate chaude", activité consistant à transférer les multiples questions dont on n'a pas les réponses à d'autres, puis à chercher désespérément les réponses utiles pour son propre vrai travail, enfin... le peu qu'il reste.

Au milieu de tout ça, l'innovation est-elle donc encore un sujet d'actualité dans le domaine de l'industrie ? Je pense que c'est un aspect complètement secondaire. Nous avons des préoccupations bien plus graves.




LA TRISTE REALITE VERSION 2 (C'est plus court !)


Selon de nombreux lecteurs ma "triste réalité version 1" sera probablement jugée comme dépassée, car ils pensent avoir déjà anticipé. On continue en effet de faire croire à beaucoup de gens que l'avenir sans industrie reste possible. Les "services" (activités qu'on ne définit pas très clairement) seraient notre seul avenir et permettraient d'autofinancer le pays, avec en plus un excédent suffisant pouvant compenser l'importation massive de tout ce qui se consomme. On peut en effet supposer que celui qui réussira à mettre en place un tel système sera l'innovateur du siècle !

Mais plutôt que de rechercher cette invention comparable à celle du mouvement perpétuel, certaines personnes plus pragmatiques se contenteront d'envisager le rôle de l'Etat dans le cadre d'un investissement à long terme, par exemple dans le domaine du "green business" (s'il ne s'agit pas de greenwashing... ). Seulement il y a un "hic": Après la disparition de l'industrie locale, où l'Etat déjà endetté jusqu'au cou pourra-t-il trouver son financement, alors qu'il sera près de devenir l'employeur ou le subventionneur d'un français sur deux ? Finalement il s'agit ici d'une autre forme de course au mouvement perpétuel, tout aussi désespérée. L'innovation en tant que solution à nos problèmes économiques est de la poudre aux yeux. Elle serait pourtant utile pour d'autres raisons, mais à condition que nous ayons encore les moyens de la pratiquer. Et quand bien même des chercheurs européens des instituts d'Etat viendraient à faire des découvertes spectaculaires:

1) Soit il s'agirait de découvertes à applications industrielles, et la mise en oeuvre de leur utilisation serait immédiatement déportée là où le coût est moindre. C'est démotivant à l'avance. Ce serait en revanche alarmant s'il s'agissait de découvertes potentiellement dangereuses qui seraient immédiatement mises entre de mauvaises mains dans des buts lucratifs.

2) Soit il s'agirait de découvertes utiles ou non à long terme, mais qui dans les deux cas ne pourraient avoir d'avenir, faute de ressources.

Ainsi va l'innovation dans notre Europe moderne et sûre de son succès.






LES GESTICULADES ET LE GRAND CINEMA


Comme vous l'avez remarqué, la France aurait la chance d'avoir un sauveur de la recherche et de l'innovation en la personne de son président de la République. Il a battu ses prédecesseurs qui s'étaient pourtant essayés dans ce domaine. Je dois avouer au passage qu'avoir vu quelques enseignants chercheurs présomptueux se prendre des claques m'a amusé un moment. (Une vieille histoire vécue, encore...). Mais si on revient sur le possible sérieux du contenu du discours de N. Sarkozy à propos de l'avenir de la recherche en France, on ne peut qu'être dubitatif, voire même inquiet. Pourquoi ?

Premièrement il est facile de percevoir que la façon dont notre sauveur envisage l'orientation de la recherche mène à notre cas "Triste réalité version 1". Le mot "produit" est omniprésent dans son discours aux enseignants chercheurs, ce qui, en plus de relever d'un certain décalage, montre bien à quel point on ne se focalisera actuellement que sur la prétendue innovation au sens où je l'ai décrite dans le paragraphe en question. Comme il l'a déjà été remarqué, pour qu'on puisse envisager qu'il y ait un avenir dans cette voie, il aurait fallu commencer par faire le nécessaire en matière de protection des emplois concernés pour éviter notre autodestruction industrielle. Mais ici on prétend pouvoir procéder dans le sens inverse. Sur ce sujet notre sauveur sera toujours de mauvaise foi. C'est clair. il fait partie de ceux qui croient que là où les gens sont payés peu, leur soumission les maintient dans l'infériorité intellectuelle et les rend incapables de quelque compétition.

Enfin, l'accent mis et remis sur la coopération entre les organismes privés et publics semble prouver une volonté raisonnable de maintenir un équilibre sain. Cependant si on continue de parler du simple développement de produits, quel serait l'intérêt pour chaque partie ? De plus je ne vois pas en quoi la contribution d'un secteur privé devenu plus bureaucratique qu'une préfecture et aussi innovant qu'un sénateur apportera quelque dynamisme à un organisme de recherche public, certes peu révolutionnaire mais employant des chercheurs dont on peut dire que le salaire n'a pas été la préoccupation principale. (On peut donc supposer qu'ils y sont venus par motivation). On ne peut même pas dire que l'organisme privé sera en mesure d'apporter un financement, tant il réduit déjà les ressources allouées à ses propres équipes. D'autre part, il apparait comme plus préoccupant de considérer l'application de telles "coopérations" dans des domaines non commerciaux et sensibles, comme ceux touchant à la santé, à la sécurité alimentaire et à tout ce qui est sujet à règlementation d'ordre sanitaire. Beaucoup savent que de telles associations ont débouché sur la corruption en douceur de la FDA (Food and Drug Administration) et de laboratoires indépendants aux Etats-Unis afin de faire admettre le principe d'équivalence en substance des OGM alimentaires. De même la dissimulations de certains résultats d'expériences et la pression sur des scientifiques reconnus, sous la forme de menaces quant à leur carrière, seront irrémédiablement les conséquences très rapides d'un tel processus. Or je n'ai entendu aucune allusion à quelque restriction que ce soit quant à cette coopération idyllique qui prendra probablement le chemin d'un remplacement progressif des laboratoires indépendants des intérêts commerciaux. Par dessus le marché (sans faire de jeu de mots), la dite "crise" actuelle sera l'occasion rêvée pour justifiée de telles pratiques. Elle l'est même déjà.

Alors, qu'allons nous inventer pour demain ? Un détecteur de poison alimentaire ? Ou alors un détecteur d'offres d'emplois ? Un générateur d'allocations chômage ? Un réinscripteur de curriculum vitae pour cacher son passé dans les secteurs en perte de vitesse ? A vos stylos, le concours est ouvert !




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